La liberté de circulation des sportifs dans l’Union européenne (UE) constitue une illustration remarquable de la manière dont le droit communautaire façonne les pratiques professionnelles et personnelles au sein de ses États membres. Cette liberté s’inscrit dans le cadre plus large de la libre circulation des personnes, l’un des piliers fondamentaux de l’Union, garantissant à tous les citoyens de l’UE le droit de vivre et de travailler dans n’importe quel État membre. Cependant, la spécificité de la liberté de circulation des sportifs émane d’une construction à la fois prétorienne, c’est-à-dire développée par la jurisprudence, et textuelle, ancrée dans les textes légaux et réglementaires de l’Union.
Sur le plan textuel, plusieurs articles des Traités de l’Union européenne viennent consolider cette liberté. L’article 45 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) est particulièrement pertinent, car il interdit les restrictions à la libre circulation des travailleurs entre les États membres, incluant ainsi de facto les sportifs professionnels. De plus, l’article 165 TFUE, bien qu’il ne mentionne pas explicitement la libre circulation des sportifs, contribue à définir une politique sportive commune au sein de l’UE en reconnaissant l’importance sociale et éducative du sport, encourageant ainsi les États membres à promouvoir la coopération dans ce domaine.
Ces dispositions légales et jurisprudentielles ont façonné un espace européen dans lequel les sportifs peuvent naviguer avec une liberté jusqu’alors inédite, impactant directement les politiques sportives nationales et les pratiques des clubs professionnels. La liberté de circulation des sportifs est devenue un élément incontournable du paysage sportif européen, témoignant de la capacité du droit de l’UE à influencer des domaines aussi spécifiques que le sport, tout en promouvant ses principes fondamentaux de liberté et d’intégration.
Au travers d’un panel de jurisprudence élargi, Jurisportiva vous propose une rétrospective de la construction du droit européen concernant la libre circulation du sportif.
Arrêt de la Cour du 12 décembre 1974 (C-36/74) B.N.O. Walrave, L.J.N. Koch contre Association Union cycliste internationale, Koninklijke Nederlandsche Wielren Unie et Federación Española Ciclismo.
L’arrêt Walrave et Koch, rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en 1974, constitue un fondement essentiel pour comprendre la portée de la liberté de circulation des sportifs dans l’UE, préfigurant l’approche adoptée dans l’affaire Bosman et autres décisions subséquentes. Cet arrêt a établi que l’application des règles du traité sur la libre circulation des personnes ne se limite pas aux activités économiques traditionnelles, mais s’étend également aux activités sportives, dans la mesure où elles constituent un travail rémunéré au sein de l’Union. Ainsi, les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs sont applicables aux sportifs professionnels et semi-professionnels.
L’importance de l’arrêt Walrave et Koch réside dans son affirmation que certaines restrictions à la participation dans les compétitions sportives, basées sur la nationalité, sont incompatibles avec le droit de l’UE, mettant en lumière la dimension européenne du sport et ses implications juridiques. Cet arrêt marque le début de la construction jurisprudentielle européenne en matière de sport, soulignant l’équilibre à trouver entre les spécificités du domaine sportif et les principes fondamentaux du droit européen.
Jurisportiva a déjà étudié pour vous en détail l’arrêt Walrave et Koch1, mettant en exergue son rôle pivot dans la jurisprudence de la CJUE concernant le sport. Cette analyse met en lumière la manière dont la décision a posé les bases d’une application nuancée des principes de libre circulation à l’univers sportif, reconnaissant à la fois l’autonomie du secteur et son inscription dans le cadre juridique européen.
Arrêt Donà c/ Mantero – CJCE, 14 juillet 1976, affaire C-13/76
L’arrêt Donà contre Mantero, rendu en 1976 par la CJUE, s’inscrit dans la lignée des décisions qui ont contribué à façonner le principe de la libre circulation des sportifs au sein de l’Union européenne. Cette décision, survenant peu après l’arrêt Walrave et Koch, a renforcé l’application des règles de libre circulation aux sportifs, en précisant que les restrictions basées sur la nationalité pour la sélection des joueurs dans les compétitions nationales de football étaient contraires au droit de l’Union.
L’arrêt Donà c/ Mantero a ainsi approfondi la jurisprudence de la CJUE en matière de sport, en soulignant que même les règlementations sportives nationales doivent respecter les principes fondamentaux du droit de l’UE, notamment la libre circulation des travailleurs. Cette décision a eu un impact significatif sur la manière dont les associations sportives nationales et les clubs conçoivent leurs règles de sélection, en promouvant une plus grande ouverture et en facilitant la mobilité des sportifs au sein de l’UE.
Jurisportiva, dans son analyse de l’arrêt Donà c/ Mantero2, a mis en exergue l’importance de cette décision pour le droit du sport européen. L’étude réalisée par le média met en lumière les implications pratiques de l’arrêt pour le secteur sportif, affirmant le rôle du droit européen comme un vecteur d’intégration et de mobilité dans le domaine sportif.
Arrêt de la Cour du 15 décembre 1995. (C-415/93)
Union royale belge des sociétés de football association ASBL contre Jean-Marc Bosman, Royal club liégeois SA contre Jean-Marc Bosman et autres et Union des associations européennes de football (UEFA) contre Jean-Marc Bosman.
L’arrêt Bosman, rendu par la CJUE le 15 décembre 1995, représente une étape décisive dans l’application du droit de l’Union européenne au sport professionnel, en particulier le football. Cette décision s’inscrit dans la lignée de jurisprudences antérieures telles que Walrave et Koch, ainsi que Donà c/ Mantero, qui ont toutes deux contribué à façonner le cadre juridique régissant la libre circulation des sportifs au sein de l’UE. L’arrêt Bosman, cependant, va plus loin en abordant de front les questions des transferts de joueurs et des quotas de joueurs étrangers, deux aspects centraux du fonctionnement des ligues sportives professionnelles européennes.
Dans cette affaire, Jean-Marc Bosman, un footballeur professionnel belge, contestait le système de transferts et la limitation du nombre de joueurs étrangers imposée par les règlements de l’UEFA. La CJUE a jugé que ces pratiques constituaient une entrave à la libre circulation des travailleurs garantie par l’article 45 du TFUE et étaient, de ce fait, incompatibles avec le droit de l’Union.
La Cour a souligné que les règles limitant le nombre de joueurs étrangers pouvaient décourager les clubs d’embaucher des joueurs provenant d’autres États membres, réduisant ainsi les opportunités pour ces derniers de trouver un emploi dans d’autres pays de l’UE. Quant au système de transferts, la Cour a estimé qu’il entravait la libre circulation des joueurs en fin de contrat, les empêchant de changer librement de club.
Du point de vue favorable, l’arrêt Bosman est souvent célébré pour avoir contribué à moderniser le football européen, en offrant plus de libertés aux joueurs et en favorisant une plus grande compétitivité entre les clubs. En supprimant les obstacles juridiques à la libre circulation des joueurs, la décision a permis un enrichissement du sport européen, en rendant les compétitions plus diverses et plus dynamiques.
Cependant, cet arrêt a également fait l’objet de critiques. Certains observateurs ont argué que la libéralisation du marché des transferts avait conduit à une concentration accrue de talents dans un petit nombre de clubs riches, exacerbant les inégalités financières entre les clubs européens. Cette dynamique pourrait potentiellement nuire à l’équité sportive, en rendant les compétitions moins imprévisibles et en diminuant l’intérêt général pour le sport.
En outre, bien que l’arrêt Bosman ait établi un précédent important pour la libre circulation des sportifs, il a également soulevé des questions sur l’équilibre entre les droits économiques des joueurs et la spécificité du sport, un sujet que l’UE et ses États membres continuent de naviguer.
Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 8 mai 2003 C-438/00.
Deutscher Handballbund eV contre Maros Kolpak.
L’arrêt Kolpak de la CJUE, rendu le 8 mai 2003, représente une extension significative des principes établis dans l’arrêt Bosman concernant la libre circulation des sportifs au sein de l’Union européenne. Le nom de cet arrêt provient de Maroš Kolpak, un joueur de handball slovaque qui a contesté les règles régissant le nombre de joueurs non-UE autorisés à participer à certaines compétitions sportives en Allemagne. La décision de la CJUE dans cette affaire a eu des implications majeures, non seulement pour les athlètes des États membres de l’UE mais également pour ceux des pays ayant signé des accords d’association avec l’UE, offrant ainsi une interprétation élargie de la libre circulation des travailleurs.
La CJUE a fondé sa décision sur l’Accord d’Association entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la République slovaque, d’autre part. L’article de cet accord interdisant la discrimination sur la base de la nationalité a été interprété par la Cour comme applicable aux règlements des fédérations sportives qui limitent le nombre de joueurs non-UE. En essence, la Cour a jugé que les sportifs ressortissants de pays ayant de tels accords avec l’UE devraient bénéficier de la même liberté de circulation et des mêmes droits de travail que les citoyens de l’UE, tant que leur emploi ne relève pas des exceptions publiques, de sécurité ou de santé.
L’arrêt Kolpak a promu l’égalité de traitement pour les sportifs des pays associés à l’UE, leur permettant de concourir sur un pied d’égalité avec les athlètes de l’UE. Cela a ouvert des opportunités pour de nombreux sportifs, améliorant ainsi la qualité et la compétitivité dans les ligues sportives européennes.
Grâce à cette décision, les ligues sportives européennes ont pu attirer des talents du monde entier, contribuant à l’enrichissement culturel et sportif du continent.
Une critique majeure de l’arrêt Kolpak concerne son impact potentiellement négatif sur les opportunités pour les joueurs locaux. En permettant un nombre accru de joueurs étrangers, les jeunes talents locaux pourraient avoir moins d’occasions de participer au plus haut niveau, ce qui pourrait affecter le développement sportif national.
La décision peut également contribuer à un déséquilibre compétitif au sein des ligues, les clubs plus riches étant capables d’attirer un plus grand nombre de talents étrangers de qualité, renforçant ainsi leur domination sur le terrain.
L’application de l’arrêt Kolpak a introduit une complexité réglementaire accrue pour les fédérations sportives, qui doivent naviguer dans un paysage juridique élargi pour déterminer l’éligibilité des joueurs.
En conclusion, bien que l’arrêt Kolpak ait étendu de manière significative les droits de libre circulation aux sportifs de certains pays tiers, ses implications soulèvent des questions complexes concernant l’équilibre entre les opportunités pour les athlètes étrangers et les impacts sur les talents locaux ainsi que l’équité sportive. Comme pour de nombreux aspects du droit de l’UE, cet arrêt illustre la tension entre les principes du marché intérieur et les spécificités culturelles et sociales des États membres, y compris dans le domaine du sport.
CJUE, n° C-325/08, Arrêt de la Cour, Olympique Lyonnais SASP contre Olivier Bernard et Newcastle UFC, 16 mars 2010
L’arrêt Olympique Lyonnais SASP v Olivier Bernard et Newcastle United FC (2010), également étudié par Jurisportiva3, s’inscrit dans la continuité des efforts de la CJUE pour concilier les spécificités du sport avec les principes fondamentaux de la libre circulation des personnes et des travailleurs au sein de l’Union européenne. Cet arrêt, tout en s’appuyant sur les principes établis par des décisions antérieures telles que Bosman, Walrave et Koch, Donà c/ Mantero, et d’autres, aborde spécifiquement la question des indemnités de formation et leur compatibilité avec le droit de l’UE.
L’affaire concernait Olivier Bernard, un footballeur formé par l’Olympique Lyonnais, qui a choisi de signer son premier contrat professionnel avec un autre club, Newcastle United, plutôt que de rester avec Lyon qui avait investi dans sa formation. L’Olympique Lyonnais a demandé une indemnité de formation à Newcastle United, ce qui a soulevé la question de la compatibilité de telles indemnités avec la libre circulation des travailleurs prévue par l’article 45 du TFUE.
La CJUE a dû équilibrer deux intérêts apparemment contradictoires : d’une part, le droit des clubs à obtenir une compensation pour l’investissement réalisé dans la formation des joueurs (un aspect essentiel pour la durabilité du sport professionnel) et, d’autre part, la libre circulation des sportifs, un principe fondamental du droit de l’UE.
L’article 45 du TFUE interdit les restrictions à la libre circulation des travailleurs au sein de l’UE. Cependant, la Cour a reconnu que les indemnités de formation, lorsqu’elles sont proportionnées, ne constituent pas nécessairement une entrave à cette liberté. Elles peuvent être justifiées par l’objectif légitime de favoriser la formation et le développement des jeunes joueurs.
L’arrêt Olympique Lyonnais représente une avancée significative dans la manière dont le droit de l’UE traite des spécificités du sport. En reconnaissant la légitimité des indemnités de formation proportionnées, la Cour a trouvé un équilibre entre la nécessité de protéger l’investissement des clubs dans la formation des jeunes talents et le droit fondamental des joueurs à la libre circulation. Cette décision s’appuie sur le principe établi par l’arrêt Bosman, selon lequel les règles sportives doivent respecter le droit de l’UE, tout en apportant une nuance importante : certaines restrictions peuvent être admises si elles poursuivent un objectif légitime et sont proportionnées à cet objectif.
En comparaison avec l’arrêt Bosman, qui a éliminé les restrictions sur les transferts de joueurs en fin de contrat et les quotas de joueurs étrangers, l’arrêt Olympique Lyonnais met en lumière une autre dimension de la liberté de circulation : celle de trouver un juste milieu entre les intérêts économiques des clubs et les droits individuels des joueurs. Cette décision réaffirme l’idée que le droit de l’UE ne cherche pas à éroder les structures du sport professionnel mais à les encadrer de manière à respecter les libertés fondamentales.
Ainsi, en analysant l’arrêt Olympique Lyonnais à la lumière des décisions antérieures, on constate une évolution dans l’approche de la CJUE vis-à-vis du sport : tout en affirmant les principes de libre circulation et de non-discrimination, la Cour reconnaît et intègre progressivement les spécificités du sport dans l’application du droit de l’UE, cherchant à établir un équilibre entre les différentes valeurs et intérêts en jeu.
Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 13 juin 2019
TopFit eV et Daniele Biffi contre Deutscher Leichtathletikverband eV
Affaire C-22/18
L’affaire TopFit e.V., Daniele Biffi contre Deutscher Leichtathletikverband e.V., jugée par la Cour de Justice de l’Union Européenne le 13 juin 2019, aborde des questions fondamentales relatives à la citoyenneté de l’Union, notamment les articles 18, 21 et 165 du TFUE. Cette demande de décision préjudicielle, introduite par l’Amtsgericht Darmstadt, porte sur le règlement d’une fédération sportive limitant la participation aux championnats nationaux à des athlètes ayant la nationalité de l’État membre, dans ce cas, en Allemagne.
Le contexte de l’affaire concerne la participation d’un athlète amateur, Daniele Biffi, qui possède la nationalité d’un autre État membre de l’UE, dans un championnat national allemand. La question centrale était de savoir si le règlement de la fédération sportive allemande, qui traitait différemment les athlètes sur la base de leur nationalité en restreignant leur participation aux compétitions nationales, constituait une restriction à la libre circulation des citoyens de l’Union, garantie par les articles 18 et 21 TFUE.
La CJUE a été amenée à examiner si de telles pratiques étaient justifiables au regard du droit de l’UE et si elles pouvaient être considérées comme des restrictions indirectes à la libre circulation des personnes. L’article 165 TFUE, qui souligne le rôle de l’Union dans la promotion du sport, était également pertinent dans cette affaire, car il établit un cadre dans lequel l’UE peut agir pour soutenir, coordonner ou compléter l’action des États membres dans le domaine sportif, notamment en visant à promouvoir l’équité et l’ouverture dans les compétitions sportives.
Cet arrêt est significatif car il reflète la tension entre la réglementation nationale ou fédérale en matière de sport et les principes fondamentaux de liberté et de non-discrimination promus par le droit de l’Union Européenne. Il illustre comment le droit de l’UE cherche à équilibrer le respect de l’autonomie des organisations sportives et la protection des droits des citoyens de l’UE, en particulier dans le contexte des compétitions sportives où la nationalité peut jouer un rôle dans l’éligibilité et la participation.
Une architecture prétorienne favorisant la libre circulation des sportifs
La liberté de circulation des sportifs en Europe constitue un pilier essentiel du marché intérieur de l’Union européenne, reflétant les principes fondamentaux de non-discrimination et de libre circulation des personnes. À travers une série d’arrêts significatifs, la CJUE a progressivement façonné un cadre juridique qui permet aux sportifs professionnels et amateurs de bénéficier de ces libertés fondamentales, tout en tenant compte des spécificités inhérentes au domaine sportif.
Les affaires Walrave & Koch, Kolpak, Bosman, et plus récemment, l’affaire TopFit e.V. et Daniele Biffi, ont joué un rôle crucial dans la consolidation de ce principe. Ces décisions ont non seulement facilité la mobilité des sportifs au sein de l’UE, mais ont également établi des précédents influents qui affectent la manière dont les fédérations sportives nationales et internationales réglementent la participation des athlètes en fonction de leur nationalité.
Toutefois, la question de la liberté de circulation des sportifs dépasse les frontières européennes. Les principes établis par la CJUE ont eu un impact sur les accords internationaux et les politiques sportives globales, promouvant une certaine forme d’harmonisation ou du moins, une prise de conscience quant à la nécessité de respecter les droits fondamentaux des sportifs à l’échelle mondiale.
Dans un contexte global marqué par l’augmentation des tensions géopolitiques, des questions émergent quant à l’impact de ces tensions sur le sport international. Par exemple, les restrictions imposées aux athlètes de certains pays de participer à des événements sportifs internationaux en raison de décisions politiques soulèvent des interrogations sur l’équilibre entre les principes de non-discrimination, de libre circulation et les considérations politiques ou éthiques.
La dynamique entre les libertés individuelles des sportifs et les intérêts collectifs des communautés internationales et sportives demeure au cœur des débats sur la scène mondiale. La manière dont ces tensions seront résolues dans les années à venir pourrait redéfinir les contours de la liberté de circulation des sportifs, tant en Europe qu’ailleurs dans le monde.