Si le droit au silence (ou « droit de se taire ») et sa notification sont des principes bien ancrés en procédure pénale, ils font l’objet d’une jurisprudence foisonnante depuis maintenant un an au regard de leur transposition progressive en matière disciplinaire.
Ce constat pouvait nous amener à s’interroger sur l’application de ce droit dans le cadre des enquêtes administratives menées par les Services Départementaux à la Jeunesse, à l’Engagement, et aux Sports (SDJES), préalablement aux mesures de police administrative qui peuvent être prononcées à l’encontre des intervenants en accueils collectifs de mineurs (ACM) ou en établissements d’activités physiques et sportives (EAPS).
Pour rappel, les SDJES peuvent être amenés à mener de telles enquêtes suite aux signalements qu’ils reçoivent, lorsque ceux-ci mettent en avant un risque pour la santé et la sécurité physique ou morale des pratiquants d’activités sportives, ou des mineurs accueillis en accueils collectifs. Elles se clôturent alors par la rédaction d’un rapport d’enquête, présenté auprès d’une commission départementale spécialisée[1] qui émet un avis permettant au préfet du département de prendre, ou non, une mesure de police administrative à l’encontre de la personne mise en cause.
Bien que cette procédure diffère par sa nature des procédures disciplinaires que l’on peut rencontrer dans de nombreux domaines, les mesures de police administrative prises dans ce cadre sont souvent perçues, à tort, comme des « sanctions »[2] par les mis en cause. Ces derniers mois, nous pouvions donc légitimement nous attendre à ce que ce droit au silence soit invoqué par des individus faisant l’objet de telles mesures.
Ce fut justement le cas dans une décision n°497912, rendue par le Conseil d’État le 10 décembre dernier. Avant de se pencher sur la solution déga, il convient dans un premier temps de balayer rapidement les décisions ayant transposé le droit au silence en matière disciplinaire.
I. La transposition du droit au silence dans le champ des procédures disciplinaires
Alors que le Conseil d’État se refusait jusqu’à maintenant à effectuer cette transposition[3], c’est un virage à 180° qui fut pris ces derniers mois, illustré de manière non-exhaustive par les décisions suivantes :
- Décision n°2023-1074 QPC du 8 décembre 2023 : le Conseil constitutionnel étend pour la première fois le droit de se taire à une personne mise en cause dans le cadre d’une procédure disciplinaire (en l’espèce, le domaine disciplinaire notarial). Il indique que la personne poursuivie disciplinairement doit, de surcroit, être informée de son droit de se taire :
« 9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. (…). Ces exigences (…) impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. »
- CAA de PARIS, 6ème chambre, 02 avril 2024, n° 22PA03578 : la cour administrative d’appel de Paris annule une sanction prise à l’encontre d’un agent hospitalier, au motif que son employeur ne démontre pas qu’il avait bien informé ce dernier de son droit de se taire au cours de la procédure disciplinaire. La procédure étant ainsi jugée irrégulière, elle est annulée par le juge.
- Décision n°2024-1105 QPC du 4 octobre 2024 : le Conseil constitutionnel juge contraires à la Constitution les dispositions de l’article L.532-4 du code général de la fonction publique, au motif que celles-ci ne prévoient pas le droit de se taire et sa notification au bénéfice des fonctionnaires faisant l’objet d’une procédure disciplinaire.
- Décision n° 2024-1108 QPC du 18 octobre 2024 : Le Conseil constitutionnel rend une décision similaire dans le cadre de la procédure disciplinaire applicable aux magistrats des chambres régionales des comptes (inconstitutionnalité de certaines dispositions des articles L.223-2 et L223-4 du code des juridictions financières).
Cependant, dans une décision du 23 octobre 2024, n° 23PA03210 , la cour administrative d’appel de Paris vient tempérer ce revirement en précisant que l’absence d’information à un agent de son droit au silence, au stade de l’enquête administrative, n’entache pas d’illégalité la procédure disciplinaire dont il fait l’objet. Le juge refuse donc de transposer le droit au silence à la phase d’enquête administrative qui peut précéder une procédure disciplinaire :
« si M. B… se prévaut de l’irrégularité de l’enquête administrative préalable à la sanction litigieuse, à raison de l’imprécision de la convocation pour un entretien le 7 avril 2020, laquelle ne précise pas les faits qui lui sont reprochés et ne l’informe pas du droit qu’il a de se taire, de l’absence de confrontations avec ses collègues, et de la partialité de ses supérieurs hiérarchiques à son égard, les conditions dans lesquelles une enquête administrative est diligentée au sujet de faits susceptibles de donner ultérieurement lieu à l’engagement d’une procédure disciplinaire sont, par elles-mêmes, sans incidence sur la régularité de cette procédure. »
II. Le refus d’appliquer ce droit dans le cadre des mesures de police administrative
Dans la décision du 10 décembre 2024 rendue par le Conseil d’État, les faits étaient relativement simples : un éducateur se voit interdire définitivement, par arrêté du préfet des Yvelines, d’exercer les fonctions d’éducateur, de juge, d’arbitre, de surveillant de baignade, ou même d’intervenir auprès de mineurs au sein d’EAPS.
Demandant l’annulation de cet arrêté, le mis en cause est débouté une première fois par le tribunal administratif de Versailles. Il fait alors appel de ce jugement, et soulève par la même occasion une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Celle-ci est alors transmise au Conseil d’État afin qu’il se positionne sur la transmission de cette QPC auprès du Conseil constitutionnel[4]. Voici son analyse :
- La QPC porte sur le 1er alinéa de l’article L122-1 du code des relations entre le public et l’administration. Cette disposition prévoit notamment que dans le cas d’une décision administrative individuelle défavorable (ce qui est le cas de l’arrêté d’interdiction d’exercer qui vise le mis en cause), l’administré doit être « à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales. »
- Le requérant souligne que cet article ne mentionne pas le fait que l’administré doive, en plus, être informé de son droit de se taire. Selon lui, cet article serait donc inconstitutionnel car il porterait atteinte au droit de se taire et au droit de la défense garantis par les articles 9 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 août 1789 (qui font partie du bloc de constitutionnalité). NB : Le raisonnement poursuivi ici est donc similaire à celui des QPC rendues les 4 et 18 octobre 2024, et consiste simplement à soulever l’inconstitutionnalité d’une disposition qui ne mentionne pas le droit au silence et sa notification.
- Le Conseil d’Etat relève ensuite que la mesure d’interdiction prise sur le fondement de l’article L212-13 du code du sport (ce qui est le cas en l’espèce), possède une finalité préventive et constitue, à ce titre, une mesure de police.
- Il rappelle ensuite qu’effectivement, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel dans ses décisions QPC du 8 décembre 2023, 26 juin 2024, et 4 octobre 2024, il résulte de l’article 9 de la DDHC que nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Cela implique que la personne poursuivie ne peut pas être entendue sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’elle ait préalablement été informée de son droit de se taire. Cependant, le Conseil d’État rappelle que cela ne s’applique qu’aux peines prononcées par les juridictions répressives ainsi qu’à toute sanction ayant le caractère d’une punition.
- Or, en l’espèce, les mesures d’interdiction d’exercer prises sur le fondement de l’article L212-13 du code du sport ne constituent pas une sanction ayant le caractère de punition, mais bien une mesure de police administrative. De fait, même si l’article L122-1 du CRPA ne prévoit pas explicitement le bénéfice et la notification de ce droit, il ne peut être sérieusement soutenu que celui-ci est contraire à l’article 9 de la DDHC.
Le Conseil d’État refuse ainsi de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel pour étude, et affirme implicitement que le droit au silence n’a pas à s’appliquer préalablement à l’édiction d’une telle mesure de police administrative. Nous pouvons a priori en tirer deux conséquences :
- Bien que cette analyse soit réalisée en l’espèce concernant une mesure d’interdiction fondée sur l’article L212-13 du code du sport, elle vaut également pour celles prises sur le fondement du nouvel article L322-3 du même code (qui vise les fonctions d’exploitant d’EAPS), ou sur le fondement de l’article L227-10 du CASF (qui vise les fonctions d’intervenant en ACM), lesquelles sont toutes des mesures de police administrative (à finalité préventive, donc) prises par le préfet après avis de la même commission départementale spécialisée.
- Sans plus de précision de la part du Conseil d’État, il est ainsi acté que le droit au silence n’a pas à être mentionné de toute la procédure, et ce peu importe les phases qui précèdent l’édiction de la mesure. Ainsi, que ce soit au stade d’une éventuelle mesure d’urgence, d’une audition du mis en cause lors de l’enquête administrative, ou d’une réunion du CDJSVA à laquelle il assisterait, il n’est pas requis de lui notifier son droit de garder le silence.
Si la position des juridictions venait à évoluer, dans un souci par exemple de protection des administrés, alors il conviendrait a minima d’inscrire la mention de ce droit aux différents procès-verbaux précédant l’édiction de la mesure d’interdiction (procès-verbal d’audition, de CDJSVA), qui pourrait prendre la forme suivante : « Il est rappelé au mis en cause qu’il a le droit de garder le silence face aux questions qui lui posées lors de la présente audition/lors de la présente réunion du CDJSVA ».
[1] Le Conseil Départemental de la Jeunesse, des Sports et de la Vie Associative (CDJSVA)
[2] Il peut par exemple s’agir d’interdiction d’exercer, à titre temporaire ou définitif, certaines fonctions mentionnées au sein de l’article L212-13 du code du sport, et de l’article L227-10 du code de l’action sociale et des familles.
[3] Conseil d’Etat, 23 juin 2023, n°473249
[4] Pour rappel, afin d’être transmise au Conseil constitutionnel, la QPC doit être nouvelle, sérieuse, et s’appliquer au litige en cours.