« Cheating bastards ». Tels furent les mots utilisés par Michael Conlan, boxeur irlandais, pour qualifier l’Association Internationale de Boxe Amateur (« AIBA »), alors organisatrice du tournoi olympique de boxe, après sa défaite par décision unanime contre le russe Vladimir Nikitin en quart de finale des poids coq à Rio en 2016, le privant d’une médaille de bronze (en boxe, comme dans la plupart des sports de combat, les deux perdants des demi-finales olympiques reçoivent chacun une médaille de bronze).
Cette décision, l’une des plus controversées de la boxe olympique, est malheureusement loin d’être isolée. Le regretté tricolore Alexis Vastine en a fait les frais à Pékin en 2008 et à Londres en 2012. Et la liste est longue, au point que les décisions litigieuses font partie de l’histoire de la boxe, de son ADN diront certains.
Il semblerait pourtant que le Comité International Olympique (« CIO ») ait décidé de modifier cet ADN. En effet, par décision du 22 juin 2023, la Session du CIO a retiré sa reconnaissance à l’International Boxing Association (« IBA »), nouveau nom adopté en 2021 par l’AIBA. Autrement dit, le CIO a décidé de ne plus reconnaître l’IBA comme fédération internationale de boxe, la privant de facto de l’organisation du tournoi olympique de cette discipline.
L’IBA avait fait appel de cette décision, appel rejeté par sentence rendue le 2 avril 2024 par le Tribunal Arbitral du Sport (« TAS »). Le 30 septembre dernier le CIO a adressé un courrier à l’ensemble de ses comités nationaux (« CNO »), les invitant à ne plus « affilier ou entretenir des relations institutionnelles » avec les fédérations nationales de boxe qui resteraient affiliées à l’IBA.
Cette affaire est l’occasion de revenir sur les différents dossiers pugilistiques dont le TAS a eu à connaître (1) avant d’analyser plus spécifiquement ce retrait de reconnaissance et ses conséquences (2).
1. Les décisions du TAS concernant la boxe
La doctrine « des règles du jeu » classiquement appliquée par le TAS (A) explique la teneur de ses récentes décisions concernant la boxe (B).
A. La doctrine des « règles du jeu »
Rappelons tout d’abord que par application de l’article 61 de la Charte olympique, tout différend survenant à l’occasion des Jeux Olympiques ou en relation avec ceux-ci est soumis exclusivement au TAS.
A cette fin, le Conseil International de l’Arbitrage en matière de Sport (« CIAS ») établit une Chambre ad hoc du TAS chargée d’apporter une solution arbitrale aux différends survenant durant une période de dix jours avant la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques jusqu’à leur clôture (art. 1 et 2 du Règlement d’arbitrage pour les Jeux Olympiques).
L’une des premières décisions en la matière remonte aux Jeux d’Atlanta en 1996. Le poids lourd français Christophe Mendy avait été disqualifié pour coup bas en quart de finale face au Canadien David Defiagbon. Lors du dernier round, Mendy avait porté un coup « sous la ceinture » selon son adversaire ; « au niveau de la ceinture » selon le français (version confirmée par les images), conduisant à sa disqualification.
Saisie d’une contestation de Christophe Mendy, la Chambre ad hoc avait considéré qu’elle ne saurait revoir l’application d’une réglementation purement technique, considérant que « loin du déroulement de l’action, la Formation ad hoc est moins bien placée pour décider que l’arbitre de terrain ou les juges de ring » (sentence n° 96/006 du 1er août 1996, Mendy c/ AIBA).
Cette motivation reflète le fait que, par principe et de manière constante, le TAS refuse de se prononcer lorsqu’il est saisi d’une contestation portant sur des « décisions prises sur le terrain de jeu » (field of play decisions). La raison en est simple : éviter que tous les athlètes insatisfaits des décisions des arbitres de terrain saisissent le TAS. Le Tribunal Fédéral suisse, qui examine les recours contre les décisions du TAS, le rappelle : « le jeu ne doit pas être constamment interrompu par des recours au juge » (ATF 118 II 12/19, 25 mars 1992, Kindle c. Fédération Motocycliste Suisse).
Cette doctrine est dite « des règles du jeu ».
Ainsi, selon cette doctrine, les décisions prises par les arbitres et les juges bénéficient d’une « immunité qualifiée » (sentence n° 2015/A/4208, 15 juillet 2016, Horse Sport Ireland (HSI) & Cian O’Connor c/ Fédération Equestre Internationale) et sont incontestables devant le TAS, sauf dans de rares hypothèses.
En effet, par exception, le TAS accepte de réviser des décisions « prises sur le terrain de jeu » lorsque « de telles décisions sont prises en violation de la loi, des réglementations sociales ou des principes généraux du droit » (sentence n° 96/006 du 1er août 1996 précitée).
Une simple erreur de l’arbitre est donc insuffisante : le requérant doit démontrer, par exemple, l’existence d’une corruption (sentence n° 00/013 du 30 septembre 2000, Bernardo Segura c/ International. Amateur Athletic Federation (IAAF)).
Pour que le TAS accepte de réviser une décision de jeu, il faut donc des preuves d’illégalité, de malice, de mauvaise foi ou d’arbitraire. C’est au requérant qu’il appartient de fournir ces preuves, qui doivent être « directes » (sentence n° 2012/A/2731 du 13 juillet 2012, Márcio Wenceslau Ferreira & autres v. World Taekwondo Federation & autre), ce qui s’avère en pratique extrêmement difficile et ferme donc la porte à quasiment toutes les contestations relatives à des décisions sportives prises par les juges ou les arbitres.
Les décisions plus récentes rendues en matière de boxe à l’occasion des Jeux de Tokyo 2020 confirment cette difficulté.
B. Les décisions pugilistiques récentes : l’exemple de Tokyo 2020
Lors des quarts de finale des poids lourds à Tokyo, le français Mourad Aliev a lui aussi été victime d’une décision litigieuse. Alors qu’Aliev avait remporté le premier round, l’arbitre l’a disqualifié à la fin du deuxième, sans que la raison en soit claire : des coups de tête supposés portés à son adversaire, ou un comportement considéré antisportif (grossièretés et coup porté sur une caméra).
Aliev a alors adressé une requête d’arbitrage à la Chambre ad hoc du TAS. L’argumentation utilisée par le demandeur était audacieuse et visait à contourner la doctrine « des règles du jeu ». En effet, il faisait valoir que l’arbitre aurait commis « une faute technique d’arbitrage » en appliquant de manière erronée des dispositions objectives des règles de l’AIBA, en particulier de la Règle 19.8.2 qui, selon le demandeur, ne laissait à l’arbitre aucune marge d’appréciation, ces règles prévoyant que le boxeur qui commet des fautes sera « prévenu, averti ou disqualifié » (soulignement ajouté).
Or, toujours selon le demandeur, l’arbitre l’aurait d’abord averti en lui expliquant qu’il avait donné des coups de tête à son adversaire, puis aurait décidé de le disqualifier pour exactement les mêmes faits, c’est-à-dire d’appliquer un cumul de sanction que ne lui permettait pas le règlement.
Aliev faisait donc valoir que l’arbitre aurait commis non pas une « erreur d’arbitrage », sur lesquelles le TAS refuse par principe de porter une appréciation, mais une « faute technique d’arbitrage ».
La Chambre ad hoc n’a pas suivi cette argumentation et a fait application de la doctrine habituelles « des règles du jeu » : considérant que la décision ne relevait pas d’un acte de fraude, de mauvaise foi ou de corruption de l’arbitre du combat, elle a refusé de réviser la décision prise par ce dernier « sur le terrain de jeu » et a rejeté la requête (sentence JO 20-014, 3 août 2021, Mourad Aliev & autres c/ IOC Boxing Task Force & autres).
Une autre décision, toujours rendue à l’occasion des Jeux de Tokyo 2020, concernait Yuberjen Martínez, poids mouche colombien. A l’occasion des quarts de finale, il avait été opposé au japonais Ryomei Tanaka. Ce dernier avait été déclaré vainqueur à la fin du combat par décision partagée, alors qu’il avait quitté le ring en chaise roulante, visiblement diminué par l’intensité du combat et les coups reçus.
Martinez demandait à la Chambre ad hoc de le déclarer vainqueur ou, à défaut, d’ordonner qu’un nouveau combat se tienne.
Sans surprise, faisant à nouveau application de sa doctrine « des règles du jeu », la Chambre ad hoc a rejeté la requête du colombien (sentence OG 20-015, 5 août 2021, Yuberjen Martínez & autres c/ IOC Boxing Task Force).
Ces décisions montrent que, dans la boxe comme dans tout sport, il est difficile voire impossible d’obtenir du TAS la révision d’une décision prise par un arbitre ou un juge. Toutefois, la spécificité de la boxe est d’être un sport à jugement subjectif (sauf KO), ce qui accroit grandement les possibilités de manipulation.
C’est précisément la multiplication de décisions douteuses et de soupçons de malversations qui a conduit le CIO à retirer sa reconnaissance à l’IBA.
2. Le retrait de reconnaissance de l’IBA par le CIO et ses conséquences
Après avoir simplement suspendu sa reconnaissance de l’IBA en tant que fédération internationale de boxe en 2019 (A), le CIO lui a finalement retiré sa reconnaissance en 2023 (B)
A. La suspension de la reconnaissance de l’IBA par le CIO
Le CIO est l’autorité suprême du Mouvement olympique (art. 1.1. de la Charte olympique). A ce titre, il peut reconnaître « les parties constitutives du Mouvement olympique » (art. 3.1. de la Charte), parmi lesquelles les fédérations internationales (« FI » ; art. 3.3. et 25 de la Charte). Il détermine, dans chaque cas, les effets de cette reconnaissance (art. 3.6. de la Charte), qui peut être provisoire ou définitive et qu’il peut aussi retirer (art. 3.7. de la Charte).
A l’issue des Jeux de Rio 2016, des rumeurs de manipulation voire de corruption relatives au tournoi de boxe ont émergé.
Le 3 novembre 2018, Gafur Rakhimov a été élu président de l’AIBA, fédération internationale de boxe alors reconnue par le CIO, après l’avoir présidée par intérim depuis janvier 2018. Rakhimov étant cité par le Trésor américain comme trafiquant d’héroïne, le CIO avait exprimé des inquiétudes dès février 2018 quant à cette gouvernance.
Le 30 novembre 2018, à la suite de l’élection de Rakhimov, le CIO a décidé d’ouvrir une enquête concernant l’AIBA, en annonçant que cette enquête pourrait la conduire à retirer à l’AIBA sa reconnaissance en tant que fédération internationale.
L’objet de cette enquête était notamment d’évaluer la gouvernance, l’éthique, et la gestion financière de l’AIBA, ainsi que les critères d’arbitrage et de jugement dans les compétitions qu’elle organise.
Le CIO a également décidé de geler la planification du tournoi olympique de boxe aux Jeux Olympiques de Tokyo 2020, y compris tout contact officiel entre l’AIBA et le comité d’organisation de Tokyo 2020.
Le 26 juin 2019, à la suite de cette enquête, le CIO a suspendu la reconnaissance de l’AIBA et décidé que les compétitions ou épreuves de qualification pour les Jeux de Tokyo 2020, seraient organisés par un groupe de travail créé et dirigé par le CIO.
L’AIBA est ainsi devenu la première fédération internationale à ne pas organiser son propre sport aux Jeux olympiques.
Le 21 avril 2021, l’AIBA a confié à un cabinet indépendant, McLaren Global Sport Solutions, la tâche de mener des investigations concernant le tournoi de boxe de Rio 2016.
En septembre 2021 — c’est-à-dire dans le prolongement des Jeux de Tokyo 2020 qui avait eu lieu durant l’été 2021 en raison de l’épidémie de CoVid-19 —, la première partie du rapport dit « McLaren » a été rendue public et a conclu qu’un système de corruption massif des arbitres dits « 5 étoiles », c’est-à-dire les meilleurs, de l’AIBA aurait été mis en place durant les Jeux de Rio 2016, et orchestré notamment par un français, ex-directeur exécutif de l’AIBA.
Le 9 décembre 2021, le CIO a décidé de proposer à l’AIBA plusieurs actions correctives en matière de gouvernance, d’éthique, de gestion financière, d’arbitrage et de jugement, afin de lui permettre de redevenir conforme à l’article 25 de la Charte Olympique, qui prévoit notamment que toutes les fédérations internationales au sein du Mouvement olympique doivent adopter et appliquer le Code du Mouvement olympique sur la prévention des manipulations de compétitions, et au Code d’éthique du CIO.
Le CIO a précisé (i) que la mise en place de ces actions pourrait conduire à la levée de la suspension de la reconnaissance de l’AIBA en 2023 et (ii) que l’admission de la boxe au programme des Jeux Olympiques de Los Angeles 2028 serait subordonnée au maintien par l’AIBA du nouveau cadre ainsi établi.
Dans le même temps, l’AIBA s’est rebaptisée International Boxing Association (“IBA”).
B. Le retrait de la reconnaissance de l’IBA par le CIO
Le 7 juin 2023, la commission exécutive du CIO a constaté que l’IBA n’avait pas réussi à remplir les conditions que le CIO lui avait fixées pour la levée de la suspension de sa reconnaissance et a donc recommandé à la Session du CIO (c’est-à-dire l’assemblée générale de ses membres ; art. 18 de la Charte), de retirer la reconnaissance accordée à l’IBA.
L’IBA a demandé en référé au TAS, de suspendre cette recommandation, demande rejetée par le TAS le 20 juin 2023.
Le 22 juin 2023, la Session a décidé de retirer la reconnaissance du CIO à l’IBA, l’une des conséquences étant que l’IBA n’organiserait pas le tournoi de boxe des Jeux de Los Angeles 2028.
L’IBA a fait appel de cette décision devant le TAS.
Par sentence du 2 avril 2024, le TAS a relevé qu’à la date de sa décision, l’IBA n’avait pas respecté les conditions fixées par le CIO pour que celui-ci la reconnaisse comme fédération internationale pour la boxe, notamment parce qu’elle n’avait ni accru sa transparence et sa viabilité financière, ni modifié ses procédures en matière de jugement et d’arbitrage. Il a donc rejeté l’appel interjeté par l’IBA.
L’IBA a annoncé étudier l’éventualité d’un recours contre cette sentence, mais à la date d’écriture de ces lignes cette déclaration n’avait pas été suivie d’effet. Toutefois, il n’est possible de recourir contre les sentences du TAS devant le Tribunal fédéral suisse que pour des motifs limités tels que l’absence de compétence, la violation des règles élémentaires de procédure ou l’incompatibilité de la sentence avec l’ordre public (art. 190 de la loi fédérale suisse du 18 décembre 1987 sur le droit international privé), situations rares en pratique.
L’IBA n’étant plus reconnue comme fédération internationale par le CIO, le tournoi de boxe de Paris 2024 et ses épreuves de qualification ont été organisés par des unités du CIO en charge de la boxe. Toutefois, le CIO a annoncé ne pas être en mesure d’organiser un autre tournoi olympique de boxe, après ceux de Tokyo 2020 et Paris 2024, pour des raisons de gouvernance. Pour que la boxe figure au programme de Los Angeles 2028, une nouvelle fédération internationale de boxe devra donc remplir les conditions fixées par le CIO pour être reconnue par ce dernier.
Dès le 11 avril 2023, six fédérations nationales, dont celles des USA et du Royaume-Uni, ont été à l’initiative de la création d’une nouvelle instance internationale : « World Boxing ». Les fédérations nationales ont depuis fait face à un dilemme, confrontées à un choix complexe d’affiliation entre deux organisations de boxe existantes. Dans une déclaration du 3 avril 2024, à la suite de la sentence rendue par le TAS sur l’appel de l’IBA, le CIO avait d’ailleurs indiqué que « les CNO et les fédérations nationales de boxe tiennent l’avenir de la boxe olympique entre leurs mains ».
Une étape supplémentaire a toutefois été franchie par le CIO le 30 septembre dernier : par un courrier adressé à l’ensemble des CNO, il a exhorté ces derniers à ne plus « affilier ou entretenir des relations institutionnelles » avec les fédérations nationales de boxe qui resteraient affiliées à l’IBA.
Il rappelle que la seule voie pour que la boxe puisse figurer au programme sportif des Jeux olympiques de Los Angeles 2028 serait de s’appuyer sur une « fédération internationale partenaire pour la boxe d’ici le début de l’année 2025 » et précise que « tout boxeur dont la fédération nationale adhère à l’IBA ne pourra pas participer aux Jeux olympiques LA28. Le CNO concerné devra exclure une telle fédération nationale de boxe de ses membres ».
Néanmoins, au 4 novembre 2024, Word Boxing comptait 55 membres et venait d’organiser des championnats du monde U19 mais n’était pas reconnue par le CIO. La place de la boxe aux prochains Jeux Olympiques reste donc, à la date de rédaction de ces lignes, encore incertain.