Interview de Kévin Veyssière (géopolitologue du sport)

par | 29, Mar, 2023

Rencontre avec Kévin Veyssière, ancien collaborateur parlementaire. Passionné de football, de géopolitique et d’histoire, il a créé en 2019, le Football Club Geopolitics : Média qui vulgarise la géopolitique du football et qui conjugue les enjeux à la fois politiques, économiques et sociaux de notre planète par les prismes du football et du sport. Ce dernier rassemble aujourd’hui plus de 65 000 abonné(e)s. Kévin est également l’auteur de deux livres, “Football Club Geopolitics” et “Mondial : Football Club Geopolitics”. 
Il revient pour Jurisportiva, sur la place qu’occupe de nos jours la politique dans l’industrie du sport, avec ce concept de “sport-washing” qui revient de plus en plus, encore récemment à l’occasion du dernier mondial organisé au Qatar. Kévin explicite également les stratégies des États arabes du Golfe : avec l’Arabie Saoudite derrière le récent transfert de Ronaldo à Al Nassr ou encore le potentiel rachat de Manchester United par un fond Qatari. Enfin, il livre son regard sur l’éventuelle participation des athlètes russes et biélorusses pour les prochains Jeux Olympiques, qui se tiendront à Paris en 2024.

Bonjour Monsieur, pourriez-vous vous présenter dans un premier temps ?

Bonjour, je m’appelle Kévin Veyssière. J’ai travaillé dans la communication publique et j’ai été collaborateur parlementaire d’un député à l’Assemblée Nationale pendant 5 ans, et depuis l’an dernier je me consacre pleinement à mon activité, qui est aussi ma passion, autour de la géopolitique et du sport.

Vous avez créé votre activité autour de FC Geopolitics, à travers la rédaction de plusieurs livres, d’un compte twitter, un site internet… Pourriez-vous en parler ?

Il y a de cela 3 ans, après la lecture d’un article France Football sur Berlin, j’ai eu l’envie d’écrire des articles pour expliciter les enjeux politiques et internationaux grâce au sport. 

Cette idée me trottait déjà en tête depuis pas mal d’années mais je n’avais pas eu le déclic. C’est ainsi que j’ai créé le site FC Geopolitics, qui s’est rapidement transformé en compte Twitter vu que mes articles sous forme Threads (expression pour parler d’une succession de tweets) étaient davantage lus que mes articles classiques. Cela a intéressé pas mal de monde, notamment les médias comme les émissions L’After Foot ou encore l’Equipe.

Le FC Geopolitics a bien grandi, il rassemble plus de 66 000 abonnés sur Twitter. Mais ce qui me fait le plus plaisir c’est que le projet s’est matérialisé sous d’autres formes, notamment des articles pour des médias ou encore des chroniques dans l’émission BeIN Center de Vanessa Le Moigne. Et surtout avec la rédaction de deux livres sur la géopolitique du football, dont l’un préfacé par la référence en la matière, Pascal Boniface.

Rentrons dans le vif du sujet immédiatement. Selon-vous le sport est-il devenu un instrument politique ? Le sport doit-il être apolitique ?

Il ne l’est pas devenu. Il l’a toujours été. C’est l’essence même de la construction du sport moderne. Les Jeux olympiques, remis au goût du jour par Pierre de Coubertin, avaient pour volonté première de construire la paix grâce au sport. En suivant l’évolution de cette compétition internationale sportive, et des autres, on voit bien qu’il est primordial aujourd’hui pour les États d’être présent sur la carte mondiale du sport et aussi d’être performant. C’est pour ça que la Chine ou la Russie ont beaucoup investi dans ce domaine au XXIe siècle pour être sur le devant de la scène olympique. Cela permet aussi à d’autres pays moins connus, comme la Jamaïque ou le Kenya, de mettre en avant leur pays en se spécifiant dans un sport. L’idée est d’utiliser le sport comme un élément de « soft power » afin que le pays ait une meilleure image à l’international. Aujourd’hui le sport va même au-delà même de ce pouvoir d’influence puisqu’il est un élément de puissance à part entière. L’exemple de l’organisation de la Coupe du Monde 2022 par le Qatar en est un exemple, puisque outre permettre de placer ce petit émirat sur une carte, le Qatar a prouvé qu’il était une puissance qui comptait en organisant l’une des plus grandes compétitions sportives du monde, vu par près de la moitié de la planète.

C’est le plus grand événement sportif mondial récent, pourriez-vous nous parler de la Coupe du Monde 2022 au Qatar et des stratégies utilisées derrière cet événement? 

Le Qatar est un pays relativement jeune, qui a obtenu son indépendance en 1971, non sans mal vis-à-vis de la nouvelle fédération des Emirats Arabes Unis et de l’Arabie saoudite. C’est finalement en 1995, avec la prise de pouvoir de Hamad Al-Thani, que le Qatar enclenche un changement pour ne plus être sous influence saoudienne. Cheikh Hamad va donc miser sur le pouvoir des médias, avec la création du réseau de chaînes Al-Jazeera, et des investissements dans le sport pour que le Qatar puisse tracer sa voie de manière indépendante. Le tout grâce aux revenus tirés du choix stratégique de l’exploitation du gaz naturel liquéfié. Les investissements dans le sport ne sont pas anodins. Ce sont des événements visibles partout dans le monde et qui relèvent un certain côté « positif » car associé aux « valeurs » du sport. Ainsi le Qatar, qui craint pour sa survie et de connaître le même sort que le Koweït en 1991, veut se faire connaître par l’ensemble de la planète et cette stratégie de « sport power » en témoigne.

C’est en 2006 où les investissements sportifs qataris prennent un tournant avec l’organisation des Jeux asiatiques. Et 4 ans plus tard surprenant, en 2010, avec le surprenant vote du Conseil de la FIFA qui donne au Qatar l’organisation de la Coupe du Monde 2022. Une décision qui a irrité ses voisins, en particulier la puissance régionale du Golfe persique, l’Arabie saoudite. Des tensions qui iront de pair avec les oppositions entre les deux pays autour des Printemps arabes et qui aboutiront à un blocus de l’Arabie saoudite et de ses alliés vis-à-vis du Qatar en 2017. Entre-temps les autorités qataries ont accueilli de nombreux évènements sportifs internationaux pour préparer l’évènement et on investit beaucoup d’argent, plus de 200 milliards de dollars. Si cela est 10 fois plus que pour les Coupes du Monde 2014 au Brésil ou 2018 en Russie, il ne faut pas s’y tromper, le Qatar a profité de l’évènement pour répondre à ses objectifs du plan « Vision 2030 » : à savoir moderniser son territoire, le rendre attractif notamment au niveau culturel et touristique, et ainsi diversifier à l’avenir l’économie du pays. Une stratégie via le sport à double tranchant puisque si des évènements comme la Coupe du Monde permettent de mettre les braqueurs sur son pays, ils mettent aussi en lumière toute la situation du pays, en particulier sur les questions du respect des droits de l’Homme.

Peut-on parler de sport-washing dans ce cas précis ? Qu’est-ce que selon vous, ce concept de sport-washing ?

Ce concept de sport-washing, « maquiller » les lacunes d’un État grâce au sport, est apparu de plus en plus depuis que les États du Golfe persique investissent dans le sport. 

Même si on aurait pu en dire autant par exemple pour les Jeux olympiques 2008 organisés par la Chine. Ce qui change peut-être avec des exemples comme le Qatar, c’est que le pays s’est révélé au monde grâce à ses investissements sportifs. La difficulté pour le Qatar c’est qu’il veut être un pays ouvert sur le monde avec des grands événements internationaux sportifs, avec tout ce que cela implique autour des questions d’inclusion et de respect des droits humains, et que cela ne se retranscrit pas véritablement dans ses politiques nationales.

Même si la situation au niveau de la liberté d’expression et du respect des droits humains ne s’est pas améliorée autant que les pressions occidentales l’ont voulu, force est de constater qu’il y a eu quelques évolutions au Qatar avec l’organisation des premières élections législatives ou la fin du système de la Kafala. En tout cas, l’exemple du Qatar a motivé encore plus ses voisins à investir dans le sport pour appuyer leur politique de modernisation et de diversification économique. En particulier l’Arabie saoudite de Mohamed Ben Salmane, qui veut faire de son pays une puissance moderne.

On parle du rachat de Manchester United par un fond Qatari, quels enjeux en bref ?

L’enjeu c’est de savoir si l’offre qatarie, portée par le Sheikh Jassim bin-Hamad (l’un des fils de Hamad bin Jassim bin Jaber Al Thani, la tête pensante de la diplomatie du Qatar moderne) est liée à l’Etat du Qatar, notamment via son fonds d’investissement souverain QIA. 

Compte tenu du club historique qu’est Manchester United en Premier League et du montant pour le rachat, autour de 5 milliards de dollars, il est difficile de ne pas voir l’ombre de l’Etat du Qatar derrière cette offre. L’émir actuel, Tamim Al Thani, a piloté le dossier de candidature de la Coupe du Monde 2022 et fait en sorte que le fonds d’investissement QSI rachète le club du PSG en 2011. Vu que la Coupe du Monde 2022 a été plutôt un succès pour le Qatar, l’émirat veut désormais lâcher les chevaux et investir dans la ligue de football la plus vue au monde, la Premier League. Surtout que ces rivaux, les Emirats Arabes Unis avec Manchester City et l’Arabie saoudite avec Newcastle, ont déjà placé leurs pions.

Le Qatar possède déjà le PSG. Avec Manchester United, il posséderait un autre top club européen, ce qui poserait des questions sur la multipropriété des clubs européens notamment via des fonds étatiques.

En quelques mots, comment définiriez-vous la stratégie de l’Arabie Saoudite avec l’arrivée de Ronaldo à Al-Nassr ?

Cet achat vient poursuivre la stratégie de l’Arabie saoudite pour rattraper son retard face à ses voisins en termes d’investissements sportifs. Depuis 2018 le pays accueille de nombreux évènements internationaux, comme des tournois de golf, un tour cycliste, le Paris Dakar ou des Supercoupes de Ligues européennes. 

Après le “succès” international de sa sélection internationale à la Coupe du Monde, l’Arabie saoudite continue d’investir dans le football. Le pays peut s’appuyer sur une plus grande tradition footballistique que le Qatar et des supporters passionnés. De quoi faire de la Ligue Saoudienne de football, avec comme porte-étendard Cristiano Ronaldo, la grande ligue de football d’Asie, voir dans un moyen terme du monde derrière le Big 4 européen.

On lit beaucoup, et de manière assez péjorative, que le sport est devenu un vecteur de soft-power. Pour autant, pour certains, les pays européens dont la France utilisent également le sport comme tel. Êtes-vous d’accord avec ce constat ?

Le sport moderne a été utilisé par les États comme un outil d’influence. Il n’y a qu’à voir la première Coupe du Monde 1930. Elle était organisée par l’Uruguay. Ce pays a tout mis en œuvre pour l’obtenir afin d’avoir un événement phare pour fêter son indépendance, se démarquer de ses deux grands voisins régionaux le Brésil et l’Argentine et faire connaître son pays grâce aux performances de son équipe nationale. Et cela a fonctionné puisqu’avec des politiques publiques qui ont appuyé le football on connaît aujourd’hui l’Uruguay, petit pays d’Amérique du sud de 3 millions d’habitants, grâce au football.

La France effectivement utilise aussi le sport comme un vecteur de soft power. Même si je l’ai rappelé, l’utilisation du sport va au-delà d’un simple enjeu de pouvoir d’influence. Les JO Paris 2024 seront notamment d’une importance cruciale pour la France pour montrer au monde que même en tant que puissance vieillissante elle est capable d’organiser dans de bonnes conditions un grand événement sportif international. Le tout dans des conditions en respect avec les droits humains et les questions écologiques, pour aussi promouvoir une évolution de modèle dans l’organisation de ce type d’événement.

Quelle place occupe la FIFA dans la politisation du football, notamment avec l’organisation des Coupes du Monde ?

La FIFA a bien grandi depuis sa création au début du XXIe siècle. Selon ses statuts, c’est une association à but non lucratif mais aujourd’hui c’est surtout une organisation internationale qui compte. Elle pèse plus de 6 milliards de dollars et compte 211 pays membres, soit plus que l’ONU. La FIFA agit aujourd’hui comme une véritable multinationale du sport, un tournant engagé par son président Joao Havelange en 1974 puis Sepp Blatter. Avec son produit, le football, la FIFA peut lever de nombreuses barrières pour apporter une source d’espoir et de développement pour de nombreux pays. 

Le problème c’est que cette organisation n’a pas de contre-pouvoir et que les accusations de corruption autour de cette institution sont nombreuses. Cela avait notamment entraîné le scandale du FIFAGate en 2015 et la démission de son président Sepp Blatter. Malgré la nouvelle administration, avec Gianni Infantino à sa tête, la situation n’a que peu changé. 

Par ailleurs, Infantino fait pour l’instant question du respect des droits humains et écologiques dans l’organisation des compétitions FIFA au profit d’étendre le football à de nouveaux territoires et surtout de faire gagner à l’institution de plus en plus d’argent. 

En ce début d’année d’ailleurs, Gianni Infantino a été reconduit pour un troisième mandat, sans candidat en face de lui. Ce qui prouve que vu les moyens et la puissance de la FIFA aujourd’hui, elle peut avancer sans contre-pouvoir.

Quel est votre regard sur la participation ou non des athlètes russes et biélorusses aux JO 2024 ?

Les équipes et les athlètes représentant la Russie et la Biélorussie en termes symbolique (maillot/hymne, etc) ont été exclus de la majorité des fédérations sportives internationales suite à une recommandation du CIO, peu de temps après le lancement de la Guerre en Ukraine par Vladimir Poutine le 24 février 2022. Cela était dans la continuité des nombreuses sanctions occidentales contre la Russie suite au lancement de son offensive militaire, avec pour objectif de contraindre Vladimir Poutine. 

Un an plus tard, force est de constater que les sanctions sont toujours présentes mais que la guerre continue. À l’approche des JOP de Paris 2024, le CIO est en grande difficulté. 

D’un point de vue sportif tout d’abord, certaines compétitions vont commencer pour les qualifications aux Jeux Olympiques & Paralympiques, et maintenir ses sanctions contre des athlètes du fait de leur nationalité contrevient à l’apanage du mouvement olympique de ne pas mêler sport et politique.

D’un point de vue géopolitique aussi, de nombreux pays ne condamnent plus la guerre menée par la Russie en Ukraine, et l’important lobby russe a réussi à convaincre l’ensemble des Comités Olympiques Nationaux Africains de demander la réintégration des athlètes. D’un autre côté le CIO doit faire face à la fronde des pays occidentaux historiques et de l’Ukraine, pour qui tout revirement serait une victoire pour Poutine. 

Le CIO s’engage donc vers une solution hybride à court terme, celle de réintégrer les athlètes russes et biélorusses pour certaines compétitions sous bannière neutre, à condition qu’ils ne participent pas à la guerre en Ukraine. Cela ne règle pas la question de leur participation aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. 

Seul le CIO peut décider mais les pressions du camp occidental seront fortes pour éviter de donner à Vladimir Poutine une tribune à travers ses sportifs, sachant qu’il a grandement utilisé le sport pour asseoir le renouveau russe à l’échelle internationale.

Une anecdote géopolitico-sportive intéressante à partager avec nos lecteurs ?

Que le sport peut être un véritable d’exposition à l’internationale quand la situation du pays est indécise sur le plan international. 

Par exemple le Kosovo. Ce pays des Balkans s’est déclaré indépendant de manière unilatéral en 2008 et a été reconnu par environ la moitié des pays du monde. Du fait que la Russie ne la reconnaisse pas, le Kosovo ne peut pas être un membre de l’ONU. 

Ce pays a donc mis en place une importante campagne pour être membre d’autres organisations internationales, notamment celles qui mettent en avant les symboles nationaux. Quoi de mieux que le sport. C’est pourquoi le Kosovo est parvenu à être membre du CIO, de la FIFA et de l’UEFA, ce qui lui permet de participer aux Jeux Olympiques et Paralympiques et aux compétitions de football international. Et ainsi au milieu de certains États malgré le fait que son existence soit contestée par certains.

Crédit photo : Radio Canada

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