Jean Claude Mbvoumin est un ancien footballeur international camerounais. En 2000, il crée Foot Solidaire, une association en faveur de la protection des mineurs dans le football. Aujourd’hui devenu une référence dans ce domaine, Foot Solidaire proposera à l’issue de l’été un outil répondant aux problématiques actuelles en la matière. Jean Claude Mbvoumin a également collaboré avec le Parlement Européen et avec la FIFA dans l’objectif de promouvoir la protection des enfants dans le football. Pour son engagement, il reçoit les prix Hero Acting to End Modern-Day Slavery Award du Département d’État américain en 2008 et Jackie Robinson Humanitarian Award de l’United States Sports Academy en 2015. Interview exclusive pour Jurisportiva.
Pouvez-vous vous présenter ainsi que l’association Foot Solidaire ?
Jean Claude Mbvoumin, ancien international camerounais, Foot Solidaire a été fondé à mon initiative il y a 20 ans. Un peu par hasard. Alors que j’habitais à Paris, l’ambassade du Cameroun me convoqua pour discuter d’une difficulté relative à un groupe de jeunes camerounais U15 abandonnés dans la capitale par l’agent qui les avait fait venir. C’est ainsi que je découvre le phénomène, en investiguant, je constate qu’il y a des dizaines d’enfants africains dans cette situation aux portes de Paris dans ces camps d’entraînements non officiels. Souhaitant aider, on s’est organisé avec des amis afin de subvenir aux besoins de base de ces enfants : à manger, des tickets de métro, hébergement d’urgence. Puis on a déclaré l’association afin d’avoir une structure légale espérant bénéficier de subventions.
De 2004 à 2008, Aimé Jacquet nous a permis de prendre conscience du côté global des problèmes. Dès lors, nous avons organisé des conférences du jeune footballeur, en 2006 à Enghien en la présence de députés européens, de représentants de l’UEFA, puis à Yaoundé en 2008, devant les représentants des Nations Unis. Notre fierté reste la conférence de Zurich où la FIFA et la Confédération africaine nous ont gratifiés de leur présence. J’ai vite compris qu’il fallait naviguer dans un monde du football très politique, un peu trop pour une association comme la nôtre. En tant qu’homme de terrain, j’aime quand les choses avancent.
Après 20 ans, Foot Solidaire arrive à maturité. Nous disposons d’un staff de qualité et nous sommes en train de nous déployer en Afrique et en Amérique latine. Pour ma part, la protection des mineurs est, hier comme aujourd’hui, une thématique qui me tient à cœur, voire un devoir.
De l’arrêt Bosman en 1995 à la création d’un dispositif protégeant les mineurs en 2001, puis la mise en place de la Sous-Commission FIFA en 2009 et de la suppression de l’obligation de licence depuis 2015, nous pouvons constater que nombreuses actions ont été mises en place. Où en est-on aujourd’hui du trafic des mineurs dans le football ?
Les enjeux de la protection d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’il y a 20 ans. Les stratégies de contournement de la règle et des lois évoluent, la protection doit s’adapter ou les anticiper. Les réseaux sociaux sont omniprésents, les jeunes sont plus exposés d’autant qu’ils prennent de plus en plus l’initiative de contacter des clubs, des intermédiaires aux quatre coins du monde. La démocratisation du transport aérien est effective. Un jeune Africain se retrouve aujourd’hui plus facilement en Indonésie ou au Brésil. Les tournois de jeunes, lieux d’exposition, étaient légion avant le Covid et vont sans doute se généraliser. Les structures de recrutement parallèles se professionnalisent. Il faut dès lors s’interroger lorsque des jeunes issus des réseaux non officiels ou malveillants se retrouvent dans des grands clubs.
La protection doit être repensée. Le football s’inscrit dans la société. Par exemple, on ne se rend pas toujours compte de l’impact que peut avoir une session de détection d’un club européen dans une ville africaine ou la création d’une académie d’un club européen en Afrique. On ne réfléchit pas forcément aux implications sociales, environnementales, au rêve des jeunes et des familles derrière, etc. Quelles répercussions pour les gamins du voisinage qui ne peuvent y accéder, ces structures s’insèrent-elles dans la politique nationale du sport ou fédérale ? Mais tout le monde vous dit : c’est pour éduquer les gamins, comme si le droit à l’éducation était un privilège. À la fin, des jeunes sortent de ces structures sans véritables bagages, de véritables assistés. Au plus fort de la pandémie en Afrique on a pu voir quelques footballeurs reconvertis en cordonniers, en maçons, par la force des choses, pour les autres le retour sur terre a été douloureux. C’est toutes ces choses qu’il faut prendre en compte. Mais les acteurs du football ne savent pas tout faire, il faut les accompagner avec des outils concrets. La protection ne concerne donc pas uniquement le recrutement sportif, mais tous les aspects de la protection de l’enfant, du jeune : la santé, la scolarité, la dignité, la connaissance, l’accès à la nourriture. Les pratiques doivent évoluer, il faudrait une remise à plat en quelque sorte. Mais la question est : nous, le football, sommes-nous capables de nous réformer ?
Durant les années 2000, de nombreux articles dénonçaient les réseaux parallèles (aussi appelé marché noir) par lesquels transitent les mineurs, ces réseaux ont-ils diminué aujourd’hui ?
Les réseaux sont de plus en plus structurés, étendus et utilisent des moyens plus sophistiqués. Avant, c’était des individus isolés, désormais ce sont des entreprises dirigées par des gens qui ne sont pas toujours liés au football, qui n’aiment pas réellement ce sport, un peu comme certains s’intéressent au foot juste pour les paris sportifs. Le flux, lui, n’a pas diminué.
Pensez-vous que l’obligation de détenir une licence pour les agents sportifs résoudrait en partie le problème ?
On a lâché les chevaux, cela va être compliqué de faire marche arrière. Suite à l’étude sur les agents sportifs de 2009, la FIFA a constaté que seuls 30% des transferts étaient effectués par des agents licenciés. Partant de ce postulat, elle a décidé de changer le système. Ce n’était pas une bonne idée. La règle avait beau être mauvaise, au moins, il y en avait une. Quand on voit la prolifération d’intermédiaires, on se rend compte qu’un verrou essentiel a sauté. Dans certains pays, cela se traduit par des situations ubuesques, où l’on voit le commerçant du coin se muer en agent. Tout le monde veut gagner de l’argent, oui mais attention, on parle ici d’humains, d’enfants. À propos d’évolution, l’extension aux avocats mandataires sportifs est une très bonne chose, ces personnes sont compétentes en droit, et soumises à une déontologie.
Comment pourrait-on responsabiliser les clubs, qui sont aussi des acteurs de ces transferts internationaux de mineurs, voire devons nous les sanctionner ?
Les clubs sont au bout de la chaîne du recrutement, mais c’est plus complexe. Il serait facile de les incriminer de tous les torts. Leur métier est de former de futurs sportifs professionnels et d’organiser des manifestations sportives, pas de faire la police. Les clubs ont besoin de recruter pour assurer les résultats futurs. Ils fonctionnent dans l’urgence d’un monde concurrentiel, où recruter est vital : ils ne peuvent pas tout voir, tout contrôler, tout savoir par exemple sur l’historique d’un gamin qu’on leur présente, qui vient du Ghana ou d’Ouganda. Les clubs n’ont pas toujours les moyens de vérifier si chaque correspondant ou partenaire à l’étranger est fiable, mais ils peuvent fonctionner de manière plus responsable. Nous avons des idées concrètes pour les aider, nous les annoncerons prochainement. Exemple : des clubs organisent des détections en Afrique, mais quelques fois, on voit des cas où leurs contacts locaux font payer l’accès à ces détections, c’est un vrai problème.
Quelle est l’influence de la politique sur la protection des mineurs dans le football ?
Les décisions politiques conditionnent tout. De manière globale, l’influence de la politique se résume à : qui a intérêt à ce que le statu quo et le chaos perdurent en matière de protection des mineurs ? Il y a une vraie injustice dans tout ça et un peu d’hypocrisie. On ne peut pas proclamer « rien ne va » d’un côté et de l’autre ne rien faire ou saboter ceux qui tentent d’apporter des solutions. En ce moment le discours officiel c’est : le foot africain doit se professionnaliser. En gros, l’Afrique doit suivre les modèles européen et américain. Du coup la tendance ultra libérale de cette vision interpelle et va même au-delà de la sphère du football. L’épuisement des ressources naturelles, les catastrophes écologiques, le réchauffement climatique et bien d’autres problèmes doivent être pris en compte. En Europe, il y a un modèle sportif établi et défendu par les Etats : l’organisation pyramidale, la solidarité entre le monde pro et amateur, le rôle éducatif, social, la lutte contre les discriminations, etc. En Afrique, c’est à l’Union africaine de bien fixer les choses avant qu’il ne soit trop tard. On ne peut plus organiser le foot africain, organiser des tournois de jeunes, créer des centres de formation dans le seul but d’alimenter l’Europe et le monde entier. Après, les meilleurs joueurs partiront toujours, et c’est tant mieux. Mais il y a problème lorsque les bons et les moins bons partent. Trouvez-vous normal, par exemple, qu’on fasse appel aux binationaux pour les sélections de jeunes U17 ? Comment voulez-vous retenir les enfants locaux après ? Les décisions politiques conditionnent tout le reste.
Concernant l’article 19 du Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs de la FIFA interdisant les transferts de mineurs, c’est une règle forcément politique issue d’une négociation très politique entre l’UE et la FIFA. Après la conférence de Bamako en décembre 2000 sur « le recrutement des jeunes joueurs africains au profit des centres de formation étrangers », l’idée était : on interdit le recrutement des mineurs et en même temps, on organise la formation en Afrique, on développe le sport local. La seconde partie du programme ne s’est pas réalisée. C’est une aberration sur le plan sportif parce qu’à 18 ans les jeunes Africains d’une académie lambda ne sont pas prêts en arrivant en Europe, peu s’intègrent. À 16 ans, ils gagneraient 2 ans de préparation dans de meilleures conditions. L’article 19 du RSTJ est injuste et infantilise – de quel droit un jeune Africain qui a fini sa scolarité obligatoire (16 ans) ne pourrait-il pas partir s’il est officiellement sollicité par un club pro ? Elle est inefficace au plan économique : combien de clubs européens ou autres paient réellement les 90000 EUR/année de formation aux clubs africains ? Une règle qui était censée faire gagner de l‘argent aux formateurs africains s’est retournée contre eux. Etc.
Comment Foot Solidaire protège les mineurs dans le football ?
Il faut revenir aux causes du problème, les comprendre avant de délivrer des solutions. En Afrique, en Amérique du sud, il n’y a pas de protection durable sans mesures d’accompagnement sociales. La protection doit essentiellement être a priori, il faut une sensibilisation permanente des familles, des alternatives, de vrais plan B en cas d’échec sportif professionnel. Il existe un deuxième aspect à prendre en compte. À titre d’exemple, seulement 10% des jeunes footballeurs en Afrique sont affiliés, ce qui veut dire que 90% vivent en marge du système fédéral, au sein des petites académies, les plus nombreuses. Au lieu de les stigmatiser, il faut au contraire les accompagner et les aider à se structurer et à se légaliser. Pour résumer, nous agissons de façon concrète via nos associations locales qui mettent en œuvre le programme YOPPA (young players’ protection in Africa) et en leur donnant les outils permettant d’assurer cette sensibilisation permanente, un suivi social, la santé, la prévention, etc. Nous soutenons les petites académies.
Quelles sont les actions prioritaires à mener dans le futur ?
Foot Solidaire s’est transformé en fédération en janvier 2021 afin de donner une plus grande autonomie à nos associations locales. L’association est mieux structurée et renforcée, avec des juristes, des spécialistes de la communication, des psychologues, des avocats en droit du sport, droits de l’homme, des formateurs sportifs et d’anciens pros…Nous nous préparons à nous déployer sur d’autres continents en dehors de l’Afrique.
En matière de protection, la prévention reste prioritaire. Quand on réagit, c’est qu’il est trop tard, on peut nettement faire mieux en anticipant, on a beaucoup à y gagner. Nous avons à cœur de favoriser le mieux vivre au sein des clubs. Les relations humaines se dégradent entre jeunes et éducateurs d’une part et entre éducateurs et parents d’autre part. Dans le Sud de la France, un gamin exclu de l’entraînement a poignardé son éducateur, un autre d’un club de Premier League anglaise s’est donné la mort après un échec. Il y a une telle attente, une telle pression autour des jeunes. Le football est un tel enjeu pour eux, pourtant il faut raison garder.
La reconversion/reclassement des jeunes footballeurs dont la carrière ne démarre pas est vitale. Que faire lorsqu’un club recrute un jeune et qu’il décide après coup qu’il n’est pas « bon » et décide de s’en séparer ? Certes, la performance sportive est seule juge dans le foot et dicte les décisions, encore faudrait-il qu’une solution de repli soit possible dès le départ. On peut améliorer les relations humaines et la reconversion/reclassement des jeunes sportifs.
Que pensez-vous de l’article 19.2 du RSTJ FIFA, quelles pistes de réformes sont à envisager ?
Je vous réponds franchement : tel quel, l’article 19 du RSTJ a fait son temps. Il faut faire évoluer la règle sans pour autant revenir à la situation d’avant 2001. L’idéal serait que les jeunes Africains se forment et jouent chez eux dans des clubs professionnels. Mais si un très bon jeune est recruté dès seize ans dans un grand club européen, ce dernier devrait s’engager à assurer sa reconversion/reclassement jusqu’à ses 21 ans, en cas d’échec sportif. Si l’on considère les choses d’un point de vue purement sportif, c’est pour l’instant une chance et un avantage pour un jeune d’Afrique subsaharienne d’être recruté dès 16 ans. Il s’intégrera mieux, prendra plus facilement le pli professionnel.
Foot Solidaire propose la création d’un fond de protection permettant de financer des programmes de prévention. Afin d’éviter tout conflit d’intérêt, ce fond serait géré par la FIFA avec un acteur indépendant tel que Foot Solidaire et d’autres.
Le règlement RSTJ FIFA sur la protection des mineurs doit restaurer l’égalité des chances. Un jeune d’Afrique n’a pas les mêmes moyens de se former qu’un jeune d’Europe, c’est cela aussi qui engendre les migrations clandestines et l’exode aveugle.
Quelles autres propositions contient votre dispositif ?
Notre outil a pour objectif de répondre concrètement à une grande partie du problème. L’intérêt est de réduire sensiblement le trafic et l’exploitation des enfants, sécuriser le parcours du jeune joueur de bout en bout. Il s’agit simplement de déplacer le curseur, de regarder les choses différemment.
Quel est votre meilleur souvenir au sein de Football Solidaire ?
J’en ai tellement ! Ce qui me plait, c’est les rencontres. À Budapest, Oslo, Londres, à Tokyo, Durban, Kinshasa, Dakar, j’ai des amis. Le football est fantastique, je suis fier d’en être, je sais ce qu’il m’a apporté. Je viens d’un quartier au Cameroun et grâce au Football, j’ai vécu ce que je qualifie souvent d ‘incroyable voyage en ballon. Et ça, personne ne peut me l’enlever. Je me dois de rendre ce bonheur en protégeant les enfants, c’est un devoir.
Crédit photo : Oliver Knight