Interview de Yvan Wouandji (Cécifoot)

par | 15, Avr, 2021

Dans la vie de tous les jours comme sur le terrain, Yvan Wouandji, aveugle depuis l’âge de 10 ans, cherche à faire la différence. Sensible à la cause du handicap, l’équipe Jurisportiva a décidé d’aller à la rencontre du meilleur joueur français de Cécifoot, cette variante du football pour les personnes mal et non voyantes. Au cours d’un échange tant passionnant que touchant, Yvan nous a présenté sa discipline, est revenu sur l’origine de sa cécité, son amour du ballon rond mais également sur son rôle dans le processus de sensibilisation des personnes à la cause du handicap. Nous remercions vivement Yvan, ce grand sportif, auréolé d’un grand nombre de titres, pour son témoignage poignant, rempli d’humilité et de sagesse.  L’ensemble de l’équipe tient également à le féliciter pour son engagement indispensable car la prise en compte et la valorisation du handicap est l’un des enjeux phare du milieu sportif, qu’il faut absolument encourager.

« Ça ne me dérange pas d’être handicapé, au contraire, je suis heureux et épanoui ».

Bonjour Yvan, pouvez-vous vous présenter en quelques mots?

Je m’appelle Yvan Wouandji, je suis âgé de 27 ans. J’ai perdu la vue à l’âge de 10 ans suite à un décollement de la rétine. Mon frère jumeau et moi sommes nés prématurés. Nous étions dans des couveuses mais nos yeux ont été exposés à la lumière et à l’oxygène, ce qui les a abimés. Nous avons grandi en étant myopes. Mon frère est aujourd’hui toujours voyant et tant mieux. À l’inverse, j’ai perdu pour ma part la vue à l’âge de 10 ans. Je suis atteint de « la rétinopathie des prématurés ». Du jour au lendemain, le temps de quelques minutes, j’ai commencé à voir flou et je suis devenu non voyant. J’ai conservé certains souvenirs qui me permettent de visualiser des objets, et si jamais ce sont des choses que je n’ai jamais vues alors en les touchant je les visualise. 

Vos parents décident alors de quitter le Cameroun pour la France, et vous intégrez l’Institut National des Jeunes Aveugles. Comment avez-vous vécu ce changement de vie?

À mon arrivée en France, j’ai été scolarisé dans un Institut spécialisé pour les mal et non voyants : l’Institut National des Jeunes Aveugles. Dans cette école spécialisée, j’ai appris à lire en braille, à me déplacer avec une canne, et j’ai dû découvrir et apprendre toutes les autres adaptations pour personne non voyante. Tout est arrivé un petit peu d’un coup, mais c’est la vie. J’ai eu la chance de pouvoir venir en France à cet âge là car mes parents avaient les moyens. C’est important de le dire car beaucoup d’africains n’ont pas cette chance, de pouvoir être soigné, de bénéficier d’un suivi, d’avoir une scolarité « digne» et adaptée.

Ce nouvel épisode dans ma vie a été un gros changement pour moi car il m’a fallu, d’une part, le temps de m’adapter à mon pays d’accueil, la France, mais aussi d’apprendre à vivre sans la vue. Il y a eu une transformation complète de mon quotidien, il a fallu s’adapter à cette nouvelle vie.

Vous pratiquez aujourd’hui le Cécifoot à un niveau international, pouvez-vous nous en dire plus sur ce sport?

Le Cécifoot est d’abord et avant tout du football, même s’il y a bien sûr des adaptations.  C’est une discipline qui existe depuis 1987. En France, il y a un championnat de Cécifoot composé de 10 équipes, mais il y a aussi une Coupe de France de Cécifoot, l’Euro de Cécifoot, et la Coupe du Monde de Cécifoot. Cette discipline est également présente aux Jeux Paralympiques depuis Athènes, en 2004.

Le Cécifoot est très développé dans les pays où le football est populaire, notamment au Brésil et en Argentine, mais également dans les pays plus développés économiquement car cela nécessite la création de structures. De plus en plus de pays s’y intéressent en raison de l’engouement autour de la discipline, notamment par l’intérêt grandissant des déficients visuels qui veulent jouer, mais aussi car ces pays se rendent compte des retombées médiatiques. Le Cécifoot est une « version du football » en construction, avec du potentiel et de l’avenir. 

Comment avez-vous découvert le Cécifoot ?

J’ai découvert le Cécifoot dans cet Institut pour les mal et non voyants, grâce à Julien Zelela (enseignant non voyant qui a implanté le Cécifoot en 1987 à Saint Mandé, club pionnier du Cécifoot). L’appellation Cécifoot reprend les termes « Cécité », qui renvoie aux  personnes mal ou non voyantes, et « football ». C’est une variante du football.

Au-delà de la scolarité, certaines activités et sports étaient proposés aux déficients visuels. Dans un premier temps, j’ai commencé par l’athlétisme pendant plusieurs années. Puis étant passionné de football, je me suis naturellement dirigé vers le Cécifoot. À titre personnel, je joue au Cécifoot depuis une dizaine d’années et j’évolue aujourd’hui au sein du club de l’AS Cécifoot Saint-Mandé dans le 94. Je joue également en Équipe de France de Cécifoot.

Pouvez-vous nous présenter ses règles?

Le Cécifoot est une adaptation du football pour les mal et non voyants. Cela se joue en 5 contre 5, les règles sont finalement très proches du football en salle. Le Cécifoot se joue uniquement en extérieur. Un match dure 50 minutes (2 mi-temps de 25 min). Parmi les joueurs, seul le gardien est voyant, les 4 autres joueurs de champ de chaque équipe ont un bandeau sur les yeux, car certains ont un reste visuel. Cela permet à tout le monde d’être à égalité. Le terrain mesure 40 mètres de long sur 20 mètres de large, c’est une dimension de terrain de handball. Les cages sont d’ailleurs des cages de handball. Le terrain est divisé en 3 zones. Dans les 13 mètres défensifs, seul le gardien a le droit d’orienter ses joueurs. Le coach est sur le côté et gère les 13 mètres du milieu. Et enfin, il y a un guide, situé derrière les cages adverses, qui donne des indications aux joueurs lorsqu’ils se situent dans les 13 mètres offensifs. Gardien, coach et guide ont chacun leur zone délimitée afin d’éviter un surplus sonore et pour que les joueurs puissent rester concentrés au maximum. Autour du terrain, il y a des barrières d’environ 1m 50 au niveau de la ligne de touche pour que les joueurs et le ballon restent dans l’aire de jeu. 

On communique énormément sur le terrain. On se dit par exemple : « j’ai », « passé », « perdu ». Cela permet à l’équipe de savoir qui a le ballon et d’organiser le jeu. Le guide nous donne également des indications. Il va par exemple dire au porteur de la balle à quelle distance du but il se situe. Il y a tout de même beaucoup de place à l’instinct. On est certes orientés par le gardien, le coach et le guide, mais ils ne nous disent pas ce qu’il faut faire. Au niveau du matériel, la balle avec laquelle on joue fait du bruit, il y a des grelots à l’intérieur qui nous permettent de nous repérer plus facilement.

On vous compare souvent comme étant le « Pogba » du Cécifoot. Comment faites-vous pour avoir cette technique, une telle vivacité et un si grand volume de jeu ?

Je pense que cela fait partie de mes caractéristiques, j’aime aller de l’avant, percuter, dribbler et marquer. Pour moi, le football c’est du spectacle. J’aime donner de ma personne, m’impliquer à fond et donner le meilleur de moi-même. Créer, c’est quelque chose qui est en moi, j’aime sur le terrain faire don de moi. Construire et contribuer à ce que l’équipe puisse produire du beau jeu et s’améliorer, voilà mes objectifs. S’agissant de la comparaison à Paul Pogba, c’est très flatteur. J’aime beaucoup ce joueur, c’est quelqu’un de généreux, qui ne se prend pas au sérieux, il s’implique et donne beaucoup pour son équipe. Je m’identifie à lui car j’adore le football et c’est vrai que c’est un joueur de classe mondiale, il va de l’avant, il percute, il aime le beau jeu tout comme moi. 

Considéré comme l’un des piliers de l’Équipe de France,  vous devenez en 2011 Champion d’Europe et vous remportez la médaille d’argent aux Jeux Paralympiques de Londres en 2012., Pourriez-vous citer l’un des moments marquants de votre parcours ?

Je suis avant tout un joueur offensif, je joue en attaque. Un jour, lors d’un match France-Allemagne, j’avais joué en défense car étant donné que nous ne sommes que 4 joueurs de champ, le coach nous aligne en fonction des besoins. Ce jour-là, j’ai joué en défense et 3 minutes avant la fin du match, j’ai réalisé une belle action qui s’est soldée par un but. J’ai permis à l’équipe de gagner le match mais j’ai également contribué à donner un peu plus de visibilité au Cécifoot. C’est un super souvenir. 

Vous qui êtes en équipe de France depuis 2010, sentez-vous une évolution du Cécifoot ?

Effectivement il y a davantage de pratiquants, de licenciés et de bénévoles, de gardiens, de coach, et d’arbitres… Il y a un petit peu plus de tout au sein de la discipline, le Cécifoot est mieux structuré, il y a de plus en plus d’engouement autour de cette pratique. Cela se développe. C’est une variante du football en construction.

Vous participerez aux Jeux Paralympiques de Tokyo. Quels sont vos objectifs avec l’équipe de France?

Être sélectionné dans un premier temps, puis tout donner sur le terrain si j’ai l’occasion d’être sélectionné et de jouer. J’espère qu’on ira le plus loin possible avec l’Équipe de France, que je sois dans l’équipe ou non. À plus long terme, j’espère que dans toutes les compétitions dans lesquelles l’Équipe de France prendra part, la sélection ira le plus loin possible et qu’elle ramènera beaucoup de médailles.

Ambassadeur de Paris 2024, quelles sont vos attentes pour ces Jeux par rapport à la pratique et au développement du handisport en France? 

J’espère tout d’abord qu’avec les Jeux Paralympiques de Tokyo, il y aura davantage de licenciés au Cécifoot. Que globalement cela donnera envie aux personnes en situation de handicap de pratiquer un sport. J’espère évidemment que le Cécifoot sera davantage reconnu dans la famille du football et que l’engouement ne cessera de croître, que les gens continueront de regarder le Cécifoot au travers des performances des joueurs et non uniquement en raison de leur lien avec le handicap. Peu importe les difficultés que l’on rencontre dans la vie, « sur et hors du terrain », « handicap ou non », il faut aller de l’avant.

Aujourd’hui, qu’est ce qui vous tient à cœur avec le Cécifoot? Comment sensibilisez-vous les personnes à cette cause?

Le Cécifoot est plus qu’un combat, c’est une revendication sociale. Il faut sensibiliser la société afin de changer le regard et faire évoluer les mentalités sur le handicap afin qu’on nous juge uniquement sur nos qualités et nos compétences. J’interviens beaucoup dans les écoles et entreprises, notamment pour sensibiliser les personnes à la cause du handicap et pour leur montrer que même en étant en situation de handicap, on peut développer plein d’autres facultés. On puise des ressources en nous afin de mieux appréhender l’environnement, de mieux se déplacer. 

Mes interventions durent généralement deux heures  : durant la première heure, je me présente, en expliquant mon parcours et en répondant aux diverses questions. Lors de la deuxième heure, je mets en place des ateliers et exercices de football autour du handicap visuel afin que les participants découvrent notre manière de nous déplacer sur et en dehors du terrain (prise de repères, mise en éveil des autres sens…). On essaye avant tout de développer la solidarité, la tolérance, le respect et surtout la découverte. 

J’interviens également dans des associations et dans des clubs sportifs (notamment auprès de jeunes en centre de formation et avec les joueurs professionnels afin qu’ils découvrent le Cécifoot de manière ludique). À la fin de ces sessions, il y a toujours des retours positifs. C’est génial. C’est enrichissant de partager notre expérience car la force du Cécifoot est qu’il y a naturellement de la mixité entre voyants, mal et non voyants (pour exemple, les filles sont intégrées dans les équipes).

Le sport est-il l’une de vos raisons de vivre ?

« Ça ne me dérange pas d’être handicapé, au contraire, je suis heureux et épanoui ».

Le sport m’a beaucoup boosté, le Cécifoot m’a énormément apporté. Mes coéquipiers m’ont toujours soutenu, autant que ma famille, mon jumeau Yvon, mes amis. J’ai toujours été bien entouré, ce qui m’a permis d’aller de l’avant et de rester positif. Mon handicap est une force, je m’en sers comme un « boost » pour aller chercher des challenges au quotidien. Je ne veux absolument pas que mon handicap soit marginalisant.

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Qu’est ce qui a changé dans votre vie depuis que vous êtes sportif de haut-niveau? 

En tant que sportif de haut-niveau, j’ai des droits et des devoirs. Cela me permet d’avoir un quotidien rythmé avec le sport, de pouvoir exercer ma passion, de prendre part à des compétitions prestigieuses telles que l’Euro, la Coupe du Monde, les Jeux Paralympiques. Cela me permet d’être épanoui, c’est une chance, un bonheur de se sentir soutenu au quotidien. Savoir que l’on a aussi beaucoup de choses à apprendre et notamment aux enfants est quelque chose de gratifiant.

À terme,  la carrière de journaliste-consultant vous intéresse-t-elle ?

J’ai déjà eu la chance de m’exprimer dans différents médias importants. C’est un plaisir, depuis le collège je veux travailler dans le journalisme. Je suis diplômé d’une licence en communication médias à Paris 8 (Université de Saint-Denis), et actuellement je poursuis mes études à SciencesPo. Ce qui me plait dans le journalisme, c’est que j’ai l’impression d’être écouté comme les autres et je n’ai pas le sentiment d’être réduit à mon handicap. J’ai la sensation que ma parole porte et cela me plait. Je souhaite poursuivre dans le journalisme afin de pouvoir continuer à échanger sur le football, m’investir pour cette cause, continuer les actions de sensibilisation et partager mon expérience aux autres. Le Cécifoot me passionne mais pas uniquement. J’aime l’éducation, la pédagogie, la politique, la psychologie… On verra dans quelques années où j’aurais envie d’être mais ce sont pour l’instant mes souhaits.

Une citation qui vous parle et vous décrit bien pour nos lecteurs ? 

« Qu’importe l’origine, la couleur de peau, la croyance ou le handicap, la différence doit être une force ».

Un immense merci à Yvan pour son magnifique témoignage de vie.

Pour en découvrir plus sur Yvan Wouandji…

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