L’arrêt Bosman prend son quart

par | 15, Déc, 2020

Le 15 décembre 1995, la Cour de Justice des Communautés européennes rendait son célèbre arrêt Bosman, connu pour avoir « révolutionné » le football européen. Un quart de siècle plus tard, retour sur cette décision aux conséquences monumentales.

Nous sommes en juin 1990 quand Jean-Marc Bosman, joueur professionnel de football au Royal Football Club de Liège, voit son contrat arriver à expiration. La nouvelle offre, comportant un salaire considérablement amoindri, est refusée par le joueur Belge qui se retrouve placé sur la liste des transferts. A ce titre, le club demande le paiement d’une indemnité de 300 000 euros à tout club européen souhaitant le recruter. Bien que l’USL Dunkerque soit intéressée par le joueur, le RFC de Liège, doutant de la capacité du club français à payer l’indemnité, fait échouer le transfert. Bosman agit alors en justice contre son club. Dans un entretien au journal Le Monde, il confiera alors « J’ai été voir un avocat. On pensait que cette affaire serait réglée dans les quinze jours. ». Si seulement.

L’action est d’abord portée devant le Tribunal de première instance de Liège, et se poursuit devant la Cour d’appel, qui sursoit à statuer pour interroger la Cour de Justice des Communautés Européennes. Le litige met alors en avant deux points contestés : 

1/ La possibilité pour un club européen de demander le paiement d’une indemnité de transfert pour un de leur joueur dont le contrat est pourtant arrivé à expiration. En réalité, en 1995, cette règle a déjà été abandonnée par un grand nombre de clubs européens, mais certains l’appliquent encore, notamment la Belgique.  

2/ La règle des quotas qui limite à trois le nombre de joueurs européens étrangers (= ressortissants de l’Union Européenne) pouvant être alignés dans une même équipe. On parle aussi des « clauses de nationalité », dont l’objectif serait de « conserver le lien traditionnel entre le club, le joueur et son pays ». Cette règle interdisait donc aux clubs européens d’aligner plus de trois joueurs étrangers ressortissants de l’UE lors de leurs matchs. 

Cinq années de procédure se sont écoulées lorsque la CJCE rend finalement son verdict, le 15 décembre 1995. 

Au-delà de la décision de fond, la Cour devait d’aborder démontrer qu’elle était compétente pour juger de l’affaire et lui appliquer le droit communautaire. Mais, à l’époque, le sport (et encore moins le football professionnel) n’apparait pas dans les compétences de la Communauté européenne. L’article 2 du Traité de Rome indiquait seulement que « La Communauté a pour mission, par l’établissement d’un marché commun, d’une union économique et monétaire et par la mise en œuvre des politiques ou des actions communes visées aux articles 3 et 3 A, de promouvoir un développement harmonieux et équilibré des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté […] ». La Cour va donc se rattacher à cette compétence de la Communauté et qualifier le football professionnel d’ « activité économique ».

S’appuyant entre autres sur le développement économique du football et sur la relation de travail liant le footballeur professionnel à son employeur, la Cour estime que « l’exercice des sports relève du droit communautaire dans la mesure où il constitue une activité économique au sens de l’article 2 du traité ». Résonnant ainsi, elle fit rentrer le sport, et donc le football professionnel, dans le champ de sa compétence. Par conséquent, et là réside tout l’enjeu, le monde du football professionnel se retrouvait assujetti aux règles du droit européen applicables aux activités économiques ordinaires. Parmi elles se trouve la liberté de circulation des travailleurs, avancée par M. Bosman et utilisée par la Cour pour rendre sa solution. 

La Cour estimera effectivement que les deux règles de l’UEFA contestées par M. Bosman sont contraires à l’article 48 du Traité de Rome, portant sur la libre circulation des travailleurs entre les États membres. Selon cet article, la libre circulation « implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. ». En d’autres termes, cette liberté signifie que « les citoyens européens peuvent chercher un emploi dans un autre pays de l’UE, y travailler sans permis de travail, y vivre dans ce but, y demeurer même lorsque leur emploi a pris fin, et bénéficier du même traitement que les citoyens de ce pays en ce qui concerne l’accès à l’emploi, les conditions de travail et tout autre avantage social ou fiscal ». En conclusion, les joueurs de football professionnels étant des citoyens européens, ils doivent avoir le droit d’exercer leur métier sur n’importe quel pays de l’Union européenne, et ce sans restriction fondée sur leur nationalité ou sur le paiement d’une quelconque indemnité.

Attention, il faut relever que la décision ne s’applique pas aux joueurs extra-communautaires (c’est-à-dire ceux ne dépendant pas de l’Union européenne). Ainsi, il existe encore aujourd’hui une limite pour les joueurs étrangers ne provenant pas d’un pays de l’Union, d’un pays de l’espace économique européen, de Suisse, de Russie, ou d’un pays ayant ratifié l’accord de Cotonou (les États d’Afrique, Caraïbes et Pacifique). En France, par exemple, la limite est fixée à 4 joueurs. Cela concerne majoritairement les joueurs d’Asie, d’Amérique du Sud et du Nord. 

Malgré cette faible nuance, la conséquence majeure de l’arrêt reste monumentale : désormais, il n’est plus possible de limiter le nombre de footballeurs étrangers ressortissants de l’UE dans une même équipe. L’UEFA, dès la saison 1996-1997, se met en conformité avec la jurisprudence communautaire en abolissant les quotas de joueurs. Irrémédiablement, le marché des transferts explose : chaque club pouvant recruter autant de joueurs étrangers qu’il le souhaite, les clubs les plus riches s’arrachent les meilleurs joueurs du continent. Très vite, les meilleurs clubs ne sont plus ceux qui forment le mieux, mais deviennent ceux qui paient le plus. 

Chez nos amis espagnols, les Galactiques prennent forme au Real Madrid, avec les arrivées de Zinédine Zidane (pour 75 millions d’euros), Luis Figo (61 millions), Ronaldo (42 millions) ou encore David Beckham (37,5 millions). Les résultats ne se font pas attendre et après le succès de 1998 en Ligue des champions, ce nouveau Real soulèvera de nouveau la Coupe aux grandes oreilles en 2000, et 2002. 

Outre-manche, c’est Chelsea qui se fait remarquer dès 1999 en devenant la première équipe à aligner onze titulaires étrangers, avec quelques joueurs anglais sur le banc des remplaçants. Quelques années plus tard, durant la saison 2004-2005, Arsène Wenger sautera le pas et proposera lors d’une rencontre face à Crystal Palace une équipe d’Arsenal entièrement composée de joueurs étrangers, aussi bien en titulaires qu’en remplaçants. 10 ans après l’arrêt Bosman, le football moderne est déjà entièrement transformé.

A l’échelle nationale, le constat est le même. Souvenez-vous de cette équipe Nantaise, championne de France lors de la saison 1994-1995 après être restée invaincue pendant 32 rencontres consécutives. A l’époque, seulement deux étrangers arboraient le maillot jaune et vert des Canaris : le Tchadien Japhet N’Doram et le Nigérian Samson Siasia. 25 années plus tard, le triple tenant du titre ne peut se targuer d’une semblable composition : à l’inverse, le PSG ne comptait dans son onze de départ de l’année 2019/2020 que deux français, Kylian Mbappé et Presnel Kimpembe. 

Au final, le football européen se retrouve dominé, un quart de siècle après l’arrêt Bosman, par une petite dizaine de grandes équipes européennes, avides de se procurer les meilleurs joueurs, encore et encore. Luc Misson, avocat de M. Bosman à l’époque, indiquait ses craintes en 2015 dans une interview accordée au journal Le Monde : « L’évolution s’annonce catastrophique : le football de très haut niveau va être restreint à un cercle d’une vingtaine de clubs sur la planète ». Malheureusement, les années passent et ne font que renforcer son pressentiment…

1 « On a retrouvé Jean-Marc Bosman », Le Monde, 15 décembre 2015.

2 Attention, ce mécanisme est distinct de la « clause libératoire » que l’on trouve aujourd’hui dans le monde du football et consistant à prévoir directement dans le contrat du joueur une somme d’argent qui, si elle est payée, permettra de libérer le joueur de son contrat (qui n’était pas arrivé à expiration !) qui le lie à son club actuel. Une fois libéré, il peut rejoindre le nouveau club, sans payer de nouveau.  

3 Selon l’argumentation avancée par l’UEFA lors des débats, afin de défendre ces clauses de nationalité.

4 « La libre circulation des ressortissants de l’UE », ec.europa.eu

5 « L’« arrêt Bosman », 20 ans d’excès dans le football », Le Monde, 15 décembre 2015.

Lucas Renard

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